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HISTOIRE

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La croix du pendu

Dans le temps, on s'en racontait de toutes sortes, d'un pays à l'autre, d'un village à l'autre, et même d'une ferme à l'autre. et chacun et chacune avaient sa réputation.

 C'est ainsi que pour les gens de la Bresse, du Tholy ou du Valtin, Gérardmer etait le pays des mangeurs de lard et des buveurs de brandevin, des porteurs de hotte, et aussi le pays des sorciers. Mais l'histoire la plus méchante qu'on racontait sur les Géromoises   n'était pas celle dans laquelle on les accusait de se verser un petit verre de goutte dans un petit pain, le dimanche, après la messe, en disant : « Puisqu'il a tout bu, pour le punir, je vais le manger. et qu'on m’apporte un autre petit verre de brandevin ! »

Non, l'histoire la plus méchante et celle du Pendu de Martimprey.

 Il y a une croix, à Martimprey, à l'endroit où l'on quitte la grand’ route pour aller vers la chapelle.

 Autrefois, c'est là que se dressait la potence. car le comte de Martimprey avait droit de haute et basse justice sur ses terres. Il y fut, dit-on, pendu un homme… Et voici comment.

 Il s'appelait. Baptiste

 C'était un grand gaillard, haut et solide comme un sapin des « hauts ». Il vivait seul au bord de la forêt, on ne sait pas trop bien de quoi, probablement de braconnage et de filouterie… car il n'aimait pas travailler : il préférait se promener dans les bois ou se coucher parmi les hautes herbes. Mais il était habile, et quelle que fût sa réputation de braconnier, jamais les gardes-chasse de monsieur le comte n'avaient pu le prendre en flagrant délit. Il devait avoir une sorte de flair, comme les chiens de chasse, car dès qu'il sentait quelqu'un approcher, il prenait l'air ahuri et béat d'un homme heureux qui se promène. Les gardes s’en allaient, bredouilles et penauds, après avoir bafouillé un  inintelligible bonjour.

 Et tandis qu'ils s'éloignaient, Baptiste , la pipe au bec, souriait doucement…

 Un jour cependant, il fut pris par le garde-forestier. Non pour avoir maraudé, ni piégé, ni pêché dans les étangs seigneuriaux ou à la main dans les ruisseaux. Mais pour avoir cercené.

Il avait, en effet, décidé d'agrandir son bout de terrain aux dépens du comte. Pour ce faire, il avait délicatement découpé tout autour de plusieurs arbres une large bande d’écorce, puis il avait recouvert la plaie avec de la mousse et des feuilles pour qu'elle demeurât invisible. Ainsi, dans quelques mois, l'arbre privé de sève sécherait sur pied, et Baptiste pourrait l'abattre comme bois mort. Car si le comte punissait durement le cercenage, il permettait à ses sujets de ramasser sur ses terres le bois mort nécessaire à leur chauffage.

 Mais les calculs de Batisse furent, hélas, déjoués par le garde, qui s'était douté de la chose.

 Notre garçon, appréhendé sur-le-champ, s’en alla goûter la fraîcheur des oubliettes du château.

 Il n’y demeura pas longtemps : le comte de Martimprey était vieux soldat et avait le cœur sensible, deux raisons pour qu'il préférât une justice expéditive. La loi voulait que Batisse fût condamné à la peine capitale par pendaison. Et pendu pour pendu, estimait le comte, autant que ce fût tout de suite.

le jeune homme fût donc extrait de sa prison.

 Il faisait, ce jour-là, un temps splendide : L'étang étincelait de tous ses feux ; les ruisseaux chantaient à qui mieux mieux dans la verdure ; les petits oiseaux gazouillaient dans le cerisier à côté de la chapelle, tout en picotant les cerises ; les grands sapins, là-haut dodelinaient doucement au souffle paisible de la brise. Tout était imprégné du parfum des foins frais. Il y avait partout comme une ambiance de fête à laquelle le comte n'était pas insensible, ni ceux qui l'entouraient. Mais si enclin fût-il à l’indulgence, il savait cependant qu’il n'était lui-même qu'un serviteur de la justice et qu'il se devait d'appliquer strictement les lois et coutumes que lui avaient transmis ses ancêtres : « Dura lex, sed lex », se surprit-il à murmurer. « la loi est dure, mais c'est la loi ! »

 Précédé d'un héraut, d'un greffier avec une écritoire sous le bras, escorté de deux assesseurs, suivi de deux serviteurs a sa livrée, le comte quitta donc son château et s'avança vers le lieu du jugement, c'est-à-dire devant la potence même. On  avait dressé une sorte de trône rustique sous un sapin ; le comte y prit place, et invita les assistants à s’asseoir. Le pauvre batisse vint alors, la mine déconfite, il faut le dire. Car la douceur du temps lui faisait regretter le bonheur de vivre et de courir la forêt.

 Un homme l'accompagnait : Le bourreau.

 Le greffier lut l'acte d'accusation. Le comte, penché sur le côté, le menton dans le creux de sa main, avait adopté une attitude songeuse ; Baptiste, les yeux baissés, suivait sur le sol les pérégrinations d'un scarabée ; l'un des assesseurs étudiait symboliquement les aventures d'une mouche prise dans une toile d'araignée. Hormis la voix monotone du lecteur, un silence sinistre pesait sur les lieux.

 Lorsque la lecture fut enfin achevée, le comte demanda :

_, Baptiste tu es reconnu coupable de cercenage. Est-ce vrai ?

_ Oui, Monseigneur.

_ Eh bien ! tu connais la loi : tu es condamné à être pendu haut et court. Bourreau, fais ton office.

Le bourreau s'approcha de Baptiste et lui passa à la corde autour du col. Puis, comme un paysan mène sa vache par la longe vers l'abattoir, il tira le pauvre garçon jusqu'au pied de la potence et lui montra une « scobelle »- un escabeau :

 _ Monte là-dessus, va !

_ Fais vite, murmura-t-il, que je ne sente pas trop.

 Pendant cet échange de paroles entre Baptiste et le bourreau, le chapelain s'était approché du comte, lui avait glissé quelques mots à l'oreille, et le seigneur, tout à coup, s'écria :

 Arrêtez !

 Le bourreau, étonné, se retourna, et se rendit compte que c'était bien à lui que s'adressait cet ordre. Il demeura donc, la corde à la main, en attente.

 Le seigneur de Martimprey expliqua :

 Notre honorable chapelain me rappelle opportunément l'existence d'une coutume immémoriale sur les terres de Martimprey, selon laquelle tout célibataire du sexe masculin condamné à mort par la justice comtale est aussitôt gracié s’il épouse sur-le-champ une fille de Gérardmer et s'engage à demeurer au pays sa vie durant.  Voulez-vous donc épouser une fille de Gérardmer, Baptiste, et demeurer toujours à Martimprey ?

Baptiste, tout d'abord, n'en cru pas ses oreilles : on lui accordait sa grâce ! Il allait être libre ! Il pourrait de nouveau se promener dans les forêts, se coucher des heures dans la mousse à regarder les nuages !

 Oh ! oui, répondit-il.

 Eh bien ! Que viennent les géromoises qui veulent bien prendre Baptiste pour époux.

 On ramena donc Baptiste au château, tandis que le heraut du comte descendait à Gérardmer annoncer qu'un condamné à mort attendait à Martimprey qu’une fille de Gérardmer vînt lui rendre la vie en s'offrant à le prendre pour époux.

 Dans l'après-midi, elle arrivèrent en procession depuis Gérardmer ,comme pour la fête de Sainte-Anne : elles avaient toutes revêtu le costume de congréganiste, le ruban bleu sur la poitrine, le chapelet entre les doigts, un cierge dans la main droite.

 Le comte avait repris sa place sous le sapin et  l Baptiste a sienne, la hart au col, sous la potence.

 Le greffier lut la sentence de condamnation, puis la coutume de grâce. Le heraut invita, au nom du comte, les filles à bien vouloir défiler l'une après l'autre devant le condamné.

 Et elle défilèrent…

Il y eu d'abord la Gothon, qui avait du poil au menton comme la chèvre du sacristain ; et la Guiguite, dont le crâne était à peu près aussi dépouillé que le sommet du Hohneck ; la Titine, avec sa bosse sur le dos ; la Nanette avec son goître sur le devant ; et l’Agathe qui boîtait de la jambe droite ; et la Marie qui boîtait de la gauche ; et la Fifine, qui s'avançait en se dandinant comme un canard, parce qu'elle boîtait des deux. Il y eu la Joson, qui louchait et l’Anna, qui était borgne ; et celle dont le derrière énorme suivait  comme une hotte de kie, et celle qui ressemblait un sanglier avec sa dent comme une défense, celle qu'on repairait et l'odeur cent mètres à l'avance, celle qui était grosse comme une vache qui va faire veau, et celle qui était maigre comme les seigles aux pires années de sécheresse, et celle qui était ratatinée comme de vieilles pommes de terre au mois d'août… elles passaient devant l Baptiste e sourire aux lèvres (même la Jacotte qui n'avait plus de dents de devant !) L’oeil aguichant, la poitrine fière. A chacune, le jeune homme faisait un signe de tête qui tuait leur sourire, éteignait leur regard, soulevait ses épaules en un geste de souverain mépris.

 La dernière vint: le chapelain l'avait réservée pour la fin avec un certain sens de la mise en scène, car c'était incontestablement la plus belle. Elle s’avança, mais son sourire était une sorte de grimace, elle avait les yeux chassieux.  Baptiste n'attendit pas qu'elle fût venue jusqu'à lui. Il ne lui fit pas non de la tête, comme aux autres. Mais il se tourna vers le bourreau et lui dit en patois, l’âme lasse :

_ r’bott’mé haut ! Elles sont trop peutes !... Tire moi là haut ! Elles sont trop laides !...)

 A la place de la potence, on éleva une croix sur laquelle fut gravé :  « le sieur Jean-François de Martimprey, escuyer, et a fait faire cette croix en l'année 1698 ».

 Mais le jour où le chapelain en fit la bénédiction pour appeler la clémence de Dieu sur le pauvre Baptiste, aucune une des filles de Gérardmer n'était présente : leur cœur était encore trop brûlant du dédain qui avait réduit en cendres leurs dernières espérances.

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